Afin de résoudre le mystère qui entoure mon enlèvement,

du 15 au 19 janvier 1998, M. Bajram Shehu fait la déclaration suivante :

 

D é c l a r a t i o n

Pour le Conseil pour la défense des droits et libertés de l'homme (KMDLNJ) de Prishtine, et les médias

 

Je soussigné Bajram Shehu, né le 31 mars 1960 dans le village de Greme, de la commune de Ferizaj, de Danush Kadri Shehu, mon père et de Shukrije Isufi-Shehu, ma mère, déclare que :

Je me suis inscrit en 1980 à l'école technique supérieur "Bajram Curri" de Gjakove, section biologie ;

Je me suis solidarisé, en tant qu'étudiant à Gjakove, avec les manifestations de l'ensemble de la population albanaise qui ont eu lieu lors du printemps "rouge" de l'année 1981, et leur ai apporté un large soutien ;

Pour cette raison, j'ai été emprisonné le 9 mars 1982, c'est-à-dire au moment de mon anniversaire, avec 15 autres étudiants et condamné à trois (3) années de prison ;

Je me suis marié immédiatement après ma sortie de prison et ai eu depuis 7 enfants ;

En 1987, j'ai pris pour la première fois le chemin de l'exil, qui pouvait me garantir un emploi. A partir de cette date et jusqu'à aujourd'hui, j'ai occupé pendant onze année un emploi provisoire en Suisse, dans le canton de Glarus.

Alors que j'y était retourné pour les vacances d'été cette année, un enfant m'est né. Dix jours après, je suis allé le faire enregistrer auprès de l'administration de la circonscription de Gaçke, dont le fonctionnaire est un certain Boban (c'est à partir de là que commence mon "odyssée", que je décrirais plus loin).

Donc, le 15 janvier 1998, je suis allé faire une photocopie du certificat de naissance de mon enfant, en ville chez un photographe ; c'est là que vers 12h30, deux inspecteurs de la sécurité serbe de Ferizaj (M. Bozovic et un autre dont je n'arrive pas à me rappeler le nom) m'ont encerclé. Ils m'ont demandé ma carte d'identité et m'ont ordonné de les suivre jusqu'à leur voiture, qui était garé à 100 mètres. Ils ont aussi embarqué le photographe pour se diriger à une vitesse extraordinaire dans la direction de la Sécurité d'Etat et s'engouffrer dans le garage du Commissariat de police.

N.B. : Cet inspecteur Bozovic m'avait fait passer il y a deux ans ce que l'on appelle un "interrogatoire informatif", alors que j'était en vacances en été. Il est originaire de Talinoc ou de Prelez et habite à Ferizaj.

Nous sommes restés 40 mn dans le garage. A ce moment, ils m'ont attaché les mains derrière le dos, m'ont ensuite bandé les yeux avec un bas de femme puis mis un sac plastique sur la tête qu'ils ont noué à mon cou. Puis un homme m'a ordonné de m'allonger sur les sièges à l'arrière de la voiture (une yougo de couleur blanche). Puis ils m'ont dit que maintenant, nous allions chez l'UÇK (Armée de Libération de la Kosove). A partir de ce moment là, nous avons pris une direction mystérieuse que je ne connais toujours pas. Le voyage a duré près d'une heure. Nous sommes alors arrivés au sous-sol d'un hôtel, comme j'ai pu le constater, où nous sommes restés cinq jours.

La première question que l'on m'ait posée est la suivante : Savez-vous où vous êtes ? Je leur ai répondu que non. Ensuite, ils m'ont demandé si j'avais entendu parler des Tchetchniks. Je leur ai répondu que oui, j'en avais entendu parler. Alors ils m'ont répondu que j'avais affaire à des Tchetchniks.

Ils m'ont attaché au radiateur et m'ont laissé ainsi pendant cinq jours. Ils ne m'ont détaché que pour m'interroger ou pour exercer sur moi toute autre forme de violence. Ils m'ont battu avec des matraques sur les membres et le corps.

Ce qu'ils voulaient de moi, c'est que j'accepte leur "plan " ainsi que de travailler avec eux.

Tu as entendu parler de la cravate sicilienne ? m'a demandé un homme, qui m'a dit que Bajrush Xhemajl avait passé par leurs mains. J'ai répondu que non. Et bien nous allons te montrer.

Ils m'ont allongé par terre, m'ont attaché les jambes et m'ont soulevé en l'air comme s'ils voulaient me donner l'apparence d'une cravate. Dans cette position, ils leur étaient facile de me torturer.

Une autre forme de torture qu'ils ont exercée à plusieurs reprises contre moi est la suivante : ils ouvraient la porte, introduisaient mes doigts dans l'espace laissé libre dans le chambranle de la porte, puis refermaient progressivement la porte jusqu'à ce que j'ai les doigts tellement écrasés qu'ils se détachaient presque de la peau, ce qui cause de terribles souffrances.

J'ai subi ce genre de torture pendant trois jours d'affilé. Le quatrième jour, ils ont ramené des armes automatiques et m'ont dit qu'elles allaient servir à me "liquider". "Nous ne sommes pas loin de la frontière et nous n'aurons qu'à dire que nous t'avons tiré dessus alors que tu t'enfuyais. Ensuite, nous liquiderons ta femme et tes enfants."

Deux jours après mon enlèvement, ils m'avaient dit de téléphoner à quelqu'un pour dire que j'étais en vie. D'un endroit où ils m'avaient emmené, j'ai averti par téléphone un ami habitant le village de Bablak parce que personne d'autre n'a le téléphone.

Après toutes ces séances de torture et une fois que je fus convaincu qu'ils allaient faire tout ce qu'ils disaient, j'ai signé toutes les déclarations d'auto-accusation et d'accusation de tierces personnes qu'ils voulaient, de même que j'ai accepté de collaborer avec eux à l'avenir. Je ne l'ai fait que poussé par le désir de sortir vivant de cet enfer, de m'enfuir et de dire ce qui m'était arrivé.

Toutes les déclarations ont été établies et signées en 4 exemplaires. Elles comportent 8 à 9 pages plus une page dite d'"Engagement". La page de garde de presque une demi page énonce des généralités qui me concernent et les articles de la soi-disant loi yougoslave sur laquelle se base la procédure.

Ensuite, ils m'ont amené dans une autre pièce du même bâtiment à l'étage; où étaient préparés une caméra, un petit magnétophone et un appareil photographique.

Pour commencer, j'ai été photographié en compagnie des inspecteurs de la sécurité nationale dans une pose dite "compromettante", d'abord assis, eux debout me mettant la main sur l'épaule comme si j'étais leur ami. Au cours de la prestation de serment devant eux, ils m'ont contraint de nouveau à prendre la même pose, mais cette fois ci, les positions étaient inversées. Un policier en uniforme, qu'ils avaient ramené d'on ne sait où et les inspecteurs qui m'avaient enlevé, assis alors que je suis debout, dans une position amicale : mes mains étaient placés sur les épaules des policiers alors que je me tenais derrière eux. Puis de nouveau dans la position inverse, les policiers me souriant la main posé sur mon épaule, debout derrière moi.

Avec la caméra, ils m'ont filmé en train de raconter toutes mes activités clandestines contre la Serbie à l'intérieur et à l'extérieur du pays. Ils ont fait aussi des enregistrements au magnétophone. Ils ont également filmé et enregistré le moment où je "m'engageais" devant eux à travailler à partir de maintenant et à l'avenir avec les deux inspecteurs pour former une sorte de "troïka".

La déclaration d'auto-accusation et d'accusation de tierces personnes qu'ils avaient préparée commençait comme suit : "Je, soussigné Bajram Shehu reconnais avoir rencontré la LPK et l'UÇK .

Mon travail a commencé lors de mon départ pour la Suisse où j'ai travaillé dans le canton de Glarus et exercé des activités dans ce canton en relation avec l'association culturelle albanaise "Bashkimi Kombëtar" (Union nationale), et s'est conclu par les actions secrètes de l'UÇK à l'intérieur du pays."

Sur mes activités à Glarus, j'ai eu l'impression que l'UDB (la police secrète serbe) possédait des informations sur les deux années précédentes et je soupçonne qu'ils les ont obtenues de Agim Zeqiri de Gjilan et Ymer Rainca de Presheve dont les inspecteurs avaient mentionné que c'était des agents à eux. Quelle est la part de vérité dans leurs dires, je ne sais.

Il y a deux ans, les mêmes inspecteurs m'avaient interrogé trois jours en m'accusant d'être membre de la LPK du Canton de Glarus.

"Lorsque je suis arrivée à Glarus, en 1987 - continuait ma fausse déclaration - j'ai rencontré mon oncle Veli Isufi du Canton de Zug. Il m'a mis parfaitement au courant des activités de la LPK. Qui en sont les membres (!), quel est son fonctionnement et quelle sont ses tâches.

A travers lui, Veli, j'aurais soi-disant fait la connaissance des dirigeants de la LPK, qui a un centre en Suisse et dont les réunions se tiennent à Biel au Club "Bashkimi Kombëtar", Bözingenstr. 34.

Parmi les dirigeants, on trouve Fazli Veliu, Emrush Xhemajli, Mustafa Xhemajli, Xhavit Hoxha (Zeka), Rexhep Halimi, Gafurr Elshani, Veli Isufi, etc.

Grâce à ce même Veli, j'ai appris comment les dirigeants de la LPK se servaient du centre pour rassembler de l'argent afin d'acheter des armes et comment celles-ci devait arriver en Kosove en passant par l'Albanie.

Le mouvement est divisé en 9 secteurs : 1. Membres. 2. Questions organisationnelles. 3. Questions financières. 4. Avances au journal "Zëri e Kosovës" (La voix du Kosovo). 5. Propagande. 6. Questions militaires. 7. Entraînement. 8. Fourniture, et j'ai oublié le neuvième.

Le rédacteur en chef est Beqir Beqa, les membres organisateurs : Fazli Veliu, Emrush Xhemajli, Xhavit Hoxha (Zeka) et Mustafa Xhemajli. Pour les questions de défense militaire, ces mêmes personnes plus Rexhep Paloka (Halimi). Ali Ahmeti Agush Buja, Veli Isufi aux finances. Gafurr Elshani est actif à la Présidence, Ibrahim et Muhamet Kelmendi s'occupent ensemble de la commission chargée de l'entraînement.

Pour l'entraînement militaire : Xhavit Hoxha (Zeka), Rexhep Halimi et Fahri Mahalla.

Hajdin Sejdia comme ami d'enfance de Xhavit Hoxha (Zeka). Par l'entremise de Xhavit, il finance l'entraînement militaire.

Veli est venu au club et nous a fait part de son désir de rassembler des fonds. Selami Bajrami, membre de l'association, a pris la parole et a remercié Veli et tous les autres participants. Nous avons soutenu cette initiative et rassemblé 15 000 francs, que nous avons remis à la Présidence du LPK.

Le mouvement, selon la réunion tenue à Biel, a envoyé des réfugiés en République d'Albanie pour les entraîner dans le triangle militaire constitué de Labinot, Bajram Curr et Poliçan. Après cela, il q eu pour tâche de faire rentrer des armes en Kosove. Ceux qui se sont montrés les plus actifs dans ce travail sont Xhavit Hoxha (Zeka) et Rexhep Halimi.

Une commission spéciale de la présidence de la LPK s'est rendu à Tirana et a pris contact, au centre d'information de la Kosove, avec Iljaz Ramajli, Ibrahim Syla et Fetah Berisha de Rahovec.

Moi-même, toujours d'après cette déclaration mensongère, j'aurais été informé par Veli Isufi qu'Ali Reshani allait envoyer des armes en Kosove. Aliu a fait parvenir le premier envoi dans sa maison et l'a entreposé dans son garage : 35 fusils kalashnikov hongrois à double canon. Aliu a fait parvenir le deuxième envoi à Ferizaj. Je l'ai rencontré à Ferizaj et ai expédié les armes chez Xhabir Morina. J'ai reçu 35 kalashnivkov et les ai données à Xhabir. Ils les a entreposées chez lui dans sa chambre. Puis il les a mis dans un sac plastique pour les sortir de chez lui dans l'intention de les distribuer dans le village de Komogllave : deux fusils automatiques chez les frères Isufi (Veli et Shaban) trois chez les frères Xhemajl (Emrush, Bajrush et Qamil), 1 chez Sinan Azemi, 2 chez Xhemajl Azemi, 1 chez Rrahim Sadiku, 1 chez Berat Luzha, etc., et d'autres à des amis en ville en cas de besoin.

Lors du troisième envoi, Ali Reshani s'est battu en Italie et a été condamné à 5 ans d'emprisonnement.

J'aurais pour ma part soi-disant travaillé de nombreuses fois dans ce système de troïka.

J'avais des liens avec Bajrush Xhemajli par Shaban Isufi tandis que Berat Luzha, Ekrem Jashari, Xhabir Morina, Enver Topalli, Gursel Sylejmani avaient des liens avec Bajrush et Shaban. Ensuite, moi, Bajram Shehu avec Shaban Isufi et Sejdi Sejdi de Nerodime, et ainsi de suite. Ma "troïka" était constituée de Ramiz Daka de Prizren et de Selman Ramosaj de Carrabreg.

Parmi les membres de la LPK de Ferizaj que j'ai nommés, on trouve : Ilmi Reçica, Rrahim Bytyqi, Ramadan Avdiu et Ramadan Veliu, Naim Haxhiu.

Parmi les membres de la LPK de Ferizaj qui sont partis s'entraîner en Albanie, il y a : Enver Topalli, Ylber Topalli, Murtez Shehu, Shabi Matoshi et Milazim Haliti.

Après l'emprisonnement de Bajrush, les responsables de la LPK de Ferizaj étaient : Xhabir Morina, Enver Topalli, Ilmi Reçica, Sinan Azemi.

Les membres de la LPK de Kaçanik : Berat Luzha, président, Izet Shehu, Naser Tusha Naser Kuka, Islam Vishi, Remzi Loku, etc.

Les membres de la LPK de Shtime sont : Ibrahim Syla, Ramadan Veliu, Ramadan Avdiu, Kadrie Gashi, Naim Haxhiu et Isak Limani.

Je, soussigné Bajram Shehu - ainsi continue la déclaration que l'on m'a extorquée par la force et précise comment en décembre, j'ai travaillé dans un élevage bovin à Netstal, que j'ai lancé une grenade sur un poste de police dans le village de Jaillisse, avec Qamil Xhemajli et Sinan Azemi. Bien sûr, je ne sais quelle variante a été utilisée car ils m'ont obligé à déclarer, dans une autre variante :

Je soussigné Bajram Shehu déclare savoir (soi-disant) que la grenade a été lancée par Xhabir Morina, Enver Topalli et Ilmi Reçica.

Après la mort d'un jeune policier à Shtime, ceux qui ont participé à l'attentat à la bombe contre l'appartement des familles de policiers à Shtime sont : Ramadan Avdiu de Shtime, Naim Haxhiu du village de Monopolic et Isak Limani de Reçak."

J'ai signé cette déclaration et bien d'autres encore.

Ce fut ensuite le début d'un autre scénario, celui que j'ai décrit plus haut : les photographies "compromettantes" avec les policiers et les enregistrements effectués où l'on pouvait m'entendre, moi Bajram Shehu, lire ma déclaration.

Le 5ème jour au matin, ils m'ont présenté une feuille de papier A4 et m'ont dicté ce que je devais écrire :

Engagement :

Je soussigné Bajram Shehu, né le 31 mars 1960 dans le village de Greme, Ferizaj, de Danush Kadri Shehu, mon père, et de Shukrie Isufi Shehu ma mère, m'engage à collaborer avec les deux inspecteurs, D.B. et N.N. de la sécurité nationale, de Ferizaj sous la forme d'une troïka et sous le pseudonyme de "Sheh".

Je déclare en mon nom, sous ma responsabilité morale et celle de ma famille que je lutterai contre le terrorisme en Kosove. Moi Bajram Shehu, en ma qualité de membre de la LPK et de l'UÇK , je prends à partir de maintenant mes distances avec ces deux organismes et ferais tout pour que la Kosove reste calme.

Dieu protège la Kosove et la Serbie !

19 janvier 1998

Signé Bajram Shehu

 

"Si tu ne tiens pas cet engagement, m'ont menacé les inspecteurs serbes, nous allons liquider ta famille ici et en Suisse."

En plus du pseudonyme de "Sheh Bozovic", ils m'ont donné un numéro de téléphone à Ferizaj le 27 853. Ils m'ont dit que quand ils auraient besoin, une personne me contacterait sous le pseudonyme de "Danush de Shkup". "Pour commencer, tu vas nous fournir l'adresse de Veli Isufi et de Emrush Xhemajli. Tu apporteras les informations chaque début de mois le lundi entre 20 heures et 22 heures et si tu as quelque chose d'important, tu laisses tout tomber, même ton travail et tu viens immédiatement. Tu te montres plus actif lors des réunions et des activités de la LPK et de l'UÇK . Prends des initiatives et dis comment il faudrait faire pour améliorer le travail, comment il faut organiser des actions etc. Mais tu dois aussi participer aux actions, et nous avertir.

Pour finir, ils m'ont apporté de quoi me raser, une cuvette et de l'eau. Je me suis rasé, lavé les cheveux et me suis un peu arrangé. Ils m'ont recommandé de dire que j'avais été à Shkup où j'avais entendu que la police était à ma recherche. J'y avais passé cinq jours et maintenant, je devais rentrer en Suisse.

Les yeux bandés, ils m'ont conduit jusqu'au lieu dit le "marché vert" de Ferizaj où ils m'ont enlevé mon bandeau et m'ont libéré. Après ce kidnapping, j'ai averti ma famille et le lendemain, j'arrivais en Suisse. Dès mon arrivée, le 21 janvier, je me suis présenté chez le docteur R. Kern. Ennenda. Il m'a examiné et a constaté des traces de coups sur tout le corps. Il m'a donné des calmants et un traitement médical à suivre. Suivant le conseil de ce médecin, je me suis présenté devant la police cantonale de Glarus, en Suisse où j'ai expliqué mon cas en détail.

De ce que j'ai vécu, je conclus que ce sont les renseignements et le contre-espionnage serbes qui sont responsables de tous les autres cas d'enlèvement.

Je demande pardon à tous ceux que j'ai dû nommer dans cette déclaration mensongère, qui m'a été extorquée par la force.

Bajram Shehu

27 janvier 1998, Glarus

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